Ce que l’histoire des tarifs douaniers nous apprend vraiment
Une brève plongée dans le protectionnisme

« L’expression “droits de douane” est la plus belle du dictionnaire » : c’est ce qu’a déclaré Donald Trump. À la suite de l'arrivée de la nouvelle administration américaine, une ère de droits de douane significativement plus élevés se profile. Mais il est loin d’être le premier président américain à s’intéresser au sujet.
Certaines estimations indiquent qu'une augmentation des tarifs douaniers pourrait rapporter des centaines de milliards de dollars par an aux États-Unis. Toutefois, le président américain ne poursuit pas uniquement cet objectif financier. En mettant en place ces mesures, il souhaite s’attaquer à des problèmes, selon lui, liés à la drogue et à l’immigration chez ses partenaires commerciaux. Il est également convaincu qu’il peut dynamiser l’économie américaine en réduisant la dépendance du pays aux importations. Mais pour ses détracteurs, il s’agit d’une erreur d’appréciation catastrophique.
Où se situe la vérité ? Les tarifs douaniers et le protectionnisme commercial peuvent-ils vraiment fonctionner ? Et que se passe-t-il lorsque ces politiques échouent ?
Poursuivez votre lecture pour découvrir comment les tarifs douaniers ont évolué au fil du temps et pourquoi ils continuent de susciter des débats. Tous les montants sont en dollars américains, sauf indication contraire.
Adaptation française par Anne Monnin
Pourquoi imposer des tarifs douaniers ?

L’historien du commerce américain Douglas Irwin résume l’intérêt des tarifs douaniers par les « trois R » : Recettes, Restriction et Réciprocité. Le premier point est évident : en introduisant des taxes, de l’argent circule. La « restriction » signifie quant à elle que les tarifs douaniers ont la capacité de dissuader les importations en les rendant plus chères, et enfin, la « réciprocité » fait référence à l’utilisation de politiques tarifaires dans le but de s’aligner sur les pratiques commerciales de ses concurrents.
Mais ces mesures sont-elles efficaces ? Jusqu’à un certain point. Les tarifs douaniers peuvent générer des revenus, mais seulement s’ils sont maintenus à des niveaux raisonnables et que vous laissez entrer suffisamment d’importations taxables dans le pays. En revanche, si l’objectif est de limiter les importations, les revenus générés par les droits de douane seront faibles.
Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les exportateurs étrangers qui paieront l’addition, mais bien les consommateurs dans le pays. Cela peut même affecter les industries que le gouvernement cherche à protéger si le coût des matières premières et des composants importés augmente. Et que se passe-t-il si vos concurrents ripostent en érigeant leurs propres barrières tarifaires ? Dans le meilleur des cas, les tarifs douaniers comportent du bon et du mauvais. Mais cela n’a pas empêché certaines personnes d’essayer d’en profiter au fil des ans…
Méthodes et mécanismes ancestraux

Depuis l’aube de la civilisation, le commerce existe. Et là où il y avait du commerce, il y avait souvent des tarifs douaniers. À l’origine, ces taxes servaient principalement à financer la royauté, les temples, les guerres et des travaux publics comme les systèmes d’irrigation.
Les Assyriens, dirigeants du premier empire connu, imposaient des droits sur les importations, prélevés sous forme d’une partie des marchandises concernées. Les caravanes commerciales étrangères (représentées ici) devaient régler des péages pour traverser leur territoire, entrer dans les villes ou utiliser les ports de l’empire. Les anciens Égyptiens faisaient de même, comme les Grecs. Athènes, par exemple, prélevait une taxe de 2 % sur les céréales et exigeait qu’elles transitent uniquement par le port du Pirée. L’Empire romain, de son côté, avait développé un système de taxation très avancé pour les marchandises venant de l’extérieur.
Les tarifs douaniers pourraient même remonter à plus loin. Des tablettes d’argile découvertes à l’emplacement de l’ancienne cité-État sumérienne de Lagash décrivent des taxes sur des transactions réalisées il y a 6 000 ans.
Mais les tarifs douaniers de l'Antiquité fonctionnaient-ils ? D'une certaine manière, les commerçants n'avaient guère d'autre choix que de les payer.
Guerres commerciales de la laine

À la fin du Moyen Âge, les tarifs et les prélèvements ne servaient plus seulement à remplir les coffres royaux mais étaient également utilisés à des fins stratégiques. Conscient que la transformation industrielle était plus rentable que la simple exportation de matières premières, Édouard III d'Angleterre (ici représenté) qui régna de 1327 à 1377 mit en place des restrictions sur les exportations de laine pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des tisserands flamands. Il interdit également l’importation de tissus étrangers pour protéger l’industrie textile naissante en Angleterre.
Plus tard, Henri VII (roi d’Angleterre de 1485 à 1509) augmenta les droits d’exportation sur la laine brute, tandis que son fils et successeur, Henri VIII, accorda des subventions aux producteurs nationaux. Sous le règne d’Élisabeth I (1558 à 1603), le parlement anglais adopta même une loi obligeant les citoyens à porter des chapeaux fabriqués en laine anglaise.
Mais ces politiques ont-elles porté leurs fruits ? L’Angleterre est effectivement devenue le plus grand fabricant textile du monde au cours de cette période, éliminant de nombreux concurrents. Mais pas avant que ces derniers n’aient imposé à leur tour des droits de douane élevés, ce qui eut pour effet de renforcer le protectionnisme dans tous les domaines.
La coercition coloniale

Les tarifs douaniers faisaient partie intégrante des politiques commerciales de l’Angleterre alors qu’elle développait son empire. À cette époque, l’Europe mettait en application les théories mercantilistes, c’est-à-dire des politiques économiques visant à accumuler des richesses en maximisant les exportations et en minimisant les importations. Les royaumes européens attendaient de leurs colonies qu’elles les aident à atteindre cet objectif.
C’est dans ce contexte que l’Angleterre adopta les Actes de navigation en 1651, une série de lois rendant illégal le transport des exportations coloniales comme le sucre, le tabac et le coton dans des navires étrangers ou leur vente à des acheteurs étrangers. L’idée était alors de maintenir un monopole : transformer ces matières premières en produits finis et empêcher tout autre acteur de profiter de ce commerce.
En imposant ces règles aux commerçants, l’Angleterre (et après 1707, la Grande-Bretagne) vit ses richesses exploser, se transformant alors en une superpuissance économique. Mais les Actes de navigation portèrent préjudice aux planteurs et aux marchands et devinrent l’un des principaux motifs de mécontentement des colonies américaines. En fin de compte, on peut dire que ces lois n’ont pas vraiment eu l’effet escompté…
La révolution américaine

Les États-Unis étant nés d’une révolte contre les taxes, il n’est peut-être pas si surprenant qu’ils aient choisi les tarifs douaniers comme principale source de revenus. Deuxième loi signée par le président George Washington, le Tariff Act de 1789 prévoyait une taxe de 5 % sur toutes les importations. Aujourd’hui, cette mesure est considérée comme l’un des premiers systèmes modernes de tarifs douaniers.
En théorie, les États-Unis soutenaient le libre-échange. Mais en réalité, le nouveau pays, endetté, avait du mal à lever des fonds autrement qu’en taxant les échanges commerciaux. Pendant que le Tariff Act était débattu au Congrès, certains tentèrent de le transformer en mesure de protection industrielle. Mais comme cela aurait entraîné des tarifs prohibitifs et peu de recettes, cette tentative échoua.
Pendant près de 150 ans, les droits de douane ont représenté environ 90 % des recettes du gouvernement fédéral du pays. À ce titre, ils furent efficaces, bien qu’on pourrait penser que l’Amérique s’en serait peut-être mieux sortie sans eux.
Les protectionnistes américains

Parmi ceux qui plaidaient pour des tarifs douaniers à des fins de protectionnisme plutôt que destinés à augmenter les recettes du pays, on peut citer Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor des États-Unis. En 1791, dans son Rapport sur les manufactures, il défendait l’idée de protéger les « industries naissantes » contre la concurrence étrangère, bien que les tarifs douaniers restaient encore modérés – à ce moment. Mais en 1812, les États-Unis entrèrent à nouveau en guerre contre la Grande-Bretagne. La Marine royale imposa un blocus, obligeant l’Amérique à renforcer ses propres manufactures et à augmenter ses tarifs douaniers. En 1816, la plupart des marchandises étaient soumises à des droits de douane de 25 % en moyenne.
En 1824, le président de la Chambre des représentants, Henry Clay, prononça un discours célèbre appelant à des tarifs élevés dans le cadre de son « système américain ». L’idée : promouvoir un marché intérieur autosuffisant, considéré comme le pilier économique des États-Unis (plutôt que les exportations). Les tarifs augmentèrent effectivement par la suite, dont le fameux « tarif des Abominations » de 1828, qui porta les droits de douane à plus de 60 % en moyenne.
Au final, le bilan fut mitigé : l’industrie américaine se développa durant cette période, mais entre le soutien des industries manufacturières du Nord et l’opposition affirmée des exploitations agricoles du Sud, dépendante des exportations, les tarifs douaniers devinrent la question la plus conflictuelle dans le pays après l’esclavage, alimentant les tensions qui mèneraient finalement à la guerre civile.
Les partisans du libre-échange à l’ère moderne

Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, certains penseurs s’activaient à démanteler l’ensemble des arguments en faveur de l’ingérence de l’État dans le commerce. Parmi les plus célèbres, figure Adam Smith (en photo) qui publia son étude La Richesse des nations juste au moment où la Grande-Bretagne perdait ses colonies américaines en 1776. Selon lui, les tarifs douaniers imposent une taxe aux consommateurs, maintiennent en vie des industries non compétitives et privent les clients des meilleurs produits venus de l’étranger. Il ajoute que même les tarifs de rétorsion ne profitent pas aux parties lésées ; ils ne font que propager la souffrance à tous les autres.
David Ricardo, un disciple de Smith, développa par la suite ces idées. Dans sa théorie de l’avantage comparatif, il propose que les pays se concentrent sur les secteurs où ils sont les plus performants. Si un secteur devient non compétitif, il est alors plus sage d’importer les produits des pays plus performants, en les payant avec les recettes tirées des propres spécialités nationales.
À mesure que le XIXᵉ siècle avançait et que la Grande-Bretagne s'industrialisait, ces idées gagnaient en influence…
Les céréales étrangères, un apport pour la Grande-Bretagne

Après les guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne a décidé de protéger son agriculture avec les Corn Laws : celles-ci taxaient les céréales importées, sauf si les prix intérieurs dépassaient des niveaux de crise. C’est l’élite des propriétaires terriens ruraux qui profita de cette mesure au détriment des classes industrielles urbaines qui achetaient leur pain. Mais après une série de mauvaises récoltes et de pénuries, les villes manufacturières commencèrent à faire pression en faveur d’un changement et une ligue anti-Corn Law vit le jour dans la ville de Manchester, réputée pour son industrie cotonnière.
La suppression des droits de douane sur les céréales fut extrêmement controversée. Avec une certaine malhonnêteté, les riches propriétaires terriens prétendaient qu’en ouvrant la porte aux importations, le prix du pain et les salaires allaient s’effondrer. Finalement, la famine irlandaise de 1845 força le Premier ministre britannique Robert Peel à envisager une réforme. L’année suivante, il abrogea les droits de douane.
En réalité, il n’y eut pas de déluge d’importations ni de fluctuations soudaines des prix ou des salaires et Robert Peel perdit son poste en raison des retombées politiques. Mais l’incident fit de la Grande-Bretagne un bastion du libre-échange pour le reste du XIXe siècle.
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Échanges de coups

Au milieu du XIXe siècle, les États-Unis traversaient un moment de grandes tensions, les États du Sud et du Nord s’opposant sur la question de l’esclavage et des droits de douane. Le Sud qui dépendait des exportations agricoles prônait le libre-échange. Les industriels du Nord au contraire, souhaitaient plus de protectionnisme, en particulier face aux produits britanniques. Pendant ce temps, les droits de douane étaient maintenus, même s’ils n’étaient plus à leur niveau le plus élevé. Ainsi, lorsque le Sud annonça sa sécession de l’Union en 1860-1861, précipitant le pays dans la guerre civile, le Nord en profita pour relever à nouveau les droits de douane pour les porter à plus de 50 %.
De nombreux historiens considèrent le tarif Morrill, promulgué en mars 1861, comme une erreur stratégique pour le Nord. Il provoqua la colère de la Grande-Bretagne, partisane du libre-échange et qui, en tant que championne de l’abolition de l’esclavage, aurait pu être un allié naturel dans la guerre civile. À la place, elle opta pour une position officiellement neutre. Seule une poignée d’industriels du Nord, influents dans le domaine du lobbying, sortirent vainqueurs du conflit, suscitant des inquiétudes en matière de corruption. Néanmoins, la défaite du Sud, opposé aux tarifs douaniers, eut pour effet de fixer la position des États-Unis sur la question pour les décennies à venir.
Le mariage du fer et du seigle

Au cours du XIXe siècle, l’Europe s’orienta vers une libéralisation de l’économie, les pays démantelant les restrictions commerciales héritées des guerres napoléoniennes. À partir du milieu du siècle, ces derniers conclurent des accords sur les produits agricoles et manufacturés. En 1834, l’ancien royaume de Prusse mena les États allemands à former le Zollverein, ou Union douanière allemande.
Le Zollverein allégea les réglementations internes et conclut des accords de commerce extérieur. Les industriels allemands auraient préféré des tarifs protecteurs, mais ils se heurtaient à de puissants propriétaires terriens qui souhaitaient un marché ouvert pour vendre leurs céréales. Tout changea dans les années 1870 : le prix des céréales chuta brutalement et les exportations allemandes s’effondrèrent.
Soudain, la protection douanière apparut comme séduisante pour les deux camps. Désormais un État unifié, l’Allemagne imposa en 1879 les tarifs dits du « fer et du seigle » (ou « tarifs Bismarck », du nom du chancelier de l’époque) sur les produits étrangers. L’industrie allemande devint alors dominante en Europe, même si des barrières commerciales réapparurent sur une grande partie du continent. Les tarifs douaniers renforcèrent également l’influence de la noblesse allemande très conservatrice, connue sous le nom de Junkers. Certains historiens ont affirmé qu’ils étaient en partie responsables de la nature réactionnaire du nouvel État dans les décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale.
Une nouvelle taxe et encore plus de tarifs douaniers

En 1913, les États-Unis introduisirent une mesure radicalement nouvelle : l’impôt fédéral sur le revenu. Pour la première fois, Washington bénéficiait d’une part des vastes revenus du pays. On pourrait penser que les tarifs douaniers auraient diminuer en conséquence. Pas du tout : alors qu’ils servaient auparavant à lever des fonds et à protéger les industries, ils pouvaient désormais être utilisés exclusivement à des fins de protectionnisme.
Résultat, lorsque la Grande Dépression frappa le pays, le Congrès imposa l’un des tarifs les plus controversés de l’histoire. La loi Smoot-Hawley de 1930 augmenta les taxes à l’importation, déjà élevées, à hauteur de 60 % environ. Pas moins de 1 000 économistes exhortèrent alors le président Herbert Hoover (en photo) à opposer son veto à cette loi, mais ils échouèrent. Ces tarifs déclenchèrent alors une guerre commerciale acharnée. Tandis que certains pays prirent des mesures de rétorsion, le commerce mondial s’effondra dans les deux tiers de sa valeur entre 1929 et 1934. Les extrémistes politiques exploitèrent le mécontentement économique en Europe, tandis qu’aux États-Unis, la cause isolationniste gagna du terrain.
La loi Smoot-Hawley fut un désastre pour tout le monde, mais avant tout pour les États-Unis eux-mêmes. Loin de sortir l’Amérique de la Dépression, ces tarifs ne firent que la prolonger, impactant particulièrement le secteur de l’agriculture.
Le président prend les choses en main

Les deux victimes de la loi Smoot-Hawley furent ses propres promoteurs : le sénateur Reed Smoot et le représentant Willis C. Hawley. En 1932, les électeurs les écartèrent du pouvoir. Le président Hoover perdit également sa place à la Maison-Blanche au profit de Franklin D. Roosevelt. Malgré cela, les tarifs douaniers élevés semblaient impossibles à supprimer. Aucune industrie ne voulait renoncer à sa protection et les lobbyistes exerçaient une forte influence sur le Capitole, rendant les membres du Congrès impuissants face à la situation.
Roosevelt persuada le Congrès de renoncer à son pouvoir constitutionnel sur les tarifs en place en lui accordant le droit de les modifier jusqu’à 50 % des niveaux établis par la loi Smoot-Hawley, en échange de concessions tarifaires de la part d’autres pays. La loi sur les accords commerciaux réciproques (Reciprocal Trade Agreements Act, RTAA) de 1934 marqua un tournant dans la politique commerciale des États-Unis.
Au cours des cinq années suivantes, l’administration Roosevelt conclut des accords commerciaux moins restrictifs avec 19 pays. Un nouveau monde fondé sur le libre-échange semblait alors possible. Mais c’était avant qu’une autre guerre mondiale ne survienne.
Un nouvel ordre mondial

La Seconde Guerre mondiale stimula l’économie des États-Unis et après la victoire, Washington se trouva en position de leader mondial. Fortes, agiles et confiantes, les industries américaines pouvaient désormais affronter la concurrence étrangère et faire briller le capitalisme pour contrer l’influence communiste des Soviétiques. Pour ces raisons et pour tirer les leçons des années Smoot-Hawley, les Etats-Unis allaient désormais se faire l’avocat de l’ouverture des marchés. En théorie, du moins.
En 1947, les États-Unis et 22 autres pays se réunirent à Genève pour négocier l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade, GATT). Les négociations furent difficiles : Washington n’appréciait pas le système de préférences britannique, qui abaissait les barrières commerciales pour les pays membres du Commonwealth tout en les augmentant pour les autres. De son côté, la Grande-Bretagne gardait une certaine rancune à l’égard de la politique américaine d’avant-guerre.
Malgré tout, les discussions aboutirent à une réduction des tarifs douaniers et le GATT devint un pilier majeur de l’ordre mondial d’après-guerre. Au cours de sept autres cycles de négociations, il contribua à réduire significativement les barrières commerciales avant d’être remplacé par l’Organisation mondiale du commerce en 1995. Peut-on parler de triomphe du libre-échange ? Pas tout à fait. Car même à l’ère américaine, chacun jouait selon ses propres règles…
Développement sous protection

Vers le milieu du XXe siècle, l’émancipation des colonies et l’expansion de l’économie mondiale ouvrirent de nouvelles perspectives de développement. Certains pays en développement adoptèrent une théorie connue sous le nom d’« ’industrialisation par substitution des importations » (ISI). Inspirée du plan d’Alexander Hamilton pour les États-Unis près de deux siècles plus tôt, cette stratégie visait à protéger les industries nationales par des barrières commerciales pour bâtir une économie autosuffisante. Parmi les pays qui l’adoptèrent, on compte l’Argentine, le Brésil, l’Inde et le Kenya, avec des tarifs souvent concentrés sur des secteurs comme le textile et l’acier.
L’ISI fonctionnait mieux dans les pays très peuplés, capables de consommer la production des industries protégées. Mais globalement, les résultats furent décevants. Les entreprises bénéficiant de cette politique n’étaient guère incitées à innover ou à devenir compétitives et beaucoup échouèrent. Par ailleurs, le reste de l’économie souffrait de l’absence de produits étrangers de meilleure qualité.
De plus, l’avantage compétitif des pays en développement sur les pays riches résidait souvent dans leurs exportations agricoles, mais celles-ci furent marginalisées par les barrières douanières et l’accent mis sur l’industrie manufacturière. À la fin du siècle, la plupart des nations avaient abandonné l’ISI.
Libérer les tigres

Certaines économies désignées comme des « tigres asiatiques » semblent faire exception. Taïwan et la Corée du Sud ont pratiqué la substitution des importations au début de leur développement et ont réussi à développer des industries dans des secteurs comme l’électronique et l’informatique.
Cependant, certains économistes soulignent que leur succès repose en grande partie sur le fait qu’elles se soient détournées de leurs marchés intérieurs protégés pour se tourner vers une croissance axée sur les exportations, en particulier vers les pays plus riches d’Europe et d’Amérique du Nord. Pour y parvenir, ces pays ont progressivement réduit leurs tarifs douaniers. Si les droits de douane ont fonctionné dans ces cas, c’est peut-être uniquement parce qu’ils ont été appliqués judicieusement et supprimés au bon moment.
Deux autres tigres asiatiques, Singapour et Hong Kong, ont bénéficié d'une certaine autonomie dès le début. Ces économies ont opté pour une croissance tirée par les exportations bien plus tôt que leurs voisines, appliqué des tarifs minimes et obtenu des résultats encore plus impressionnants.
L’Europe forge des alliances

Dévastée par la guerre, l’Europe du milieu du XXᵉ siècle était résolue à éviter tout nouveau conflit, quel qu’en soit le prix. L’une des solutions fut la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) – précurseur de la Communauté économique européenne, puis de l’Union européenne – dans laquelle la politique tarifaire joua un rôle central.
La CECA, composée de seulement six pays lors de sa fondation en 1952, s’engagea à supprimer les barrières commerciales dans les secteurs du charbon et de l’acier. L’objectif était alors de renforcer la confiance politique et, à terme, de créer des « États-Unis d’Europe ». Résultats : le commerce entre ces pays se développa considérablement, marquant le début de l’intégration européenne.
Mais la création de la CECA et de ses successeurs n’a pas été pour autant une victoire totale pour le libre-échange. Si les membres bénéficiaient d’un marché ouvert entre eux, des tarifs subsistaient pour les échanges avec les pays extérieurs au bloc. De plus, l’autorité de la CECA pouvait intervenir pour fixer les prix, établir des quotas de production et réagir à une concurrence étrangère jugée déloyale. Malgré tout, cet exemple démontre comment la politique tarifaire peut être un levier pour des objectifs politiques plus complexes et ambitieux.
L’entrée du dragon

À partir des années 1990, l’économie s’est mondialisée. Les entreprises ont externalisé leur production vers des marchés de main-d’œuvre moins chers, adopté des approvisionnements en « flux tendus » et intensifiét les ventes transfrontalières à un niveau sans précédent. Ce degré d’interdépendance n’aurait jamais pu avoir lieu sans une libéralisation commerciale significative.
L’un des moments les plus marquants fut peut-être le 11 décembre 2001, lorsque la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC), successeur du GATT. L’Occident espérait que cet événement transformerait le pays en un marché ouvert, mais cela ne fut pas vraiment le cas. Bien que la Chine soit devenue le premier exportateur mondial de biens et ait entrepris des réformes substantielles, Pékin n’a pas suffisamment répondu aux attentes de ses détracteurs.
Le nombre d’entreprises prétendument privées qui sont au moins partiellement contrôlées ou détenues par l’État constitue un problème majeur pour l’Occident. Les entreprises étrangères rencontrent également des obstacles pour vendre sur le marché chinois. Par ailleurs, la Chine est critiquée pour ses pratiques de dumping, ses atteintes à la propriété intellectuelle et d’autres stratégies commerciales jugées déloyales. En somme, l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale a généré des frictions, notamment avec les États-Unis, qui accusent de lourds déficits commerciaux avec elle.
Les tarifs douaniers d’aujourd’hui

La Chine n’est pas non plus le seul pays à défier l’ordre international établi. Partout dans le monde, des barrières commerciales se dressent et les accusations de pratiques déloyales abondent.
Ayant formé une union douanière avec d’autres États de l’ex-Union soviétique, la Russie applique des droits de douane élevés à de nombreux autres pays, notamment à ceux qui soutiennent les sanctions imposées à la suite de son invasion de l’Ukraine. Parallèlement, l’Inde, qui connait une croissance rapide, protège ses industries clés, en plus d’avoir récemment annoncé des droits de douane allant jusqu’à 30 % sur les produits sidérurgiques en provenance de la Chine et du Vietnam. Le Brésil, autre partisan des tarifs douaniers, a lui aussi instauré de nouveaux droits de douane sur l’acier, ainsi que des taxes sur les produits chimiques et les engrais importés.
Même les pays relativement libéraux peuvent imposer des droits de douane dans des secteurs clés. C’est par exemple le cas du Japon, qui protège ses producteurs de riz. La liste des pays où les droits de douane sont très faibles, voire inexistants, est très restreinte : on peut citer des pays comme Singapour, les Émirats arabes unis ou encore la Suisse qui, depuis janvier 2024, a supprimé toutes les taxes sur les importations industrielles, ce qui devrait permettre à son économie d’économiser 970 millions de dollars (938 M€). Mais il est possible d’avoir des droits de douane peu élevés tout en érigeant d’autres barrières commerciales…
Barrières non tarifaires

Alors que l’OMC compte désormais 166 membres et que les accords commerciaux régionaux se multiplient, il devient plus fréquent de contourner les droits de douane en recourant à d’autres instruments de protection, et de nombreux pays s’engagent dans cette voie. Les soi-disant barrières non tarifaires incluent les quotas, les licences d’importation et même les restrictions volontaires réciproques à l’exportation, où deux pays s’accordent pour limiter les importations dans leurs secteurs stratégiques respectifs.
Une autre tactique consiste à imposer des « règles d’origine » qui exigent que les produits satisfassent à des conditions arbitraires concernant leur composition. Par exemple, l’Indonésie a restreint les importations d’iPhones parce que leurs composants ne proviennent pas à 40 % de sources locales, comme l’exige sa réglementation.
Les pays préfèrent parfois les barrières non tarifaires aux droits de douane conventionnels car elles sont moins visibles et ne nécessitent pas d’augmenter les prix pour les consommateurs. Elles peuvent jouer un rôle légitime, en imposant par exemple des exigences minimales en matière de qualité. Mais elles peuvent être plus complexes que les tarifs, forçant souvent les producteurs à apporter des ajustements coûteux à leurs processus de fabrication pour satisfaire un seul marché. Comme toute restriction commerciale, elles risquent de coûter plus cher aux consommateurs.
Vers un avenir incertain

Droits de douane, barrières non tarifaires, sanctions, prélèvements… Les restrictions commerciales se multiplient. Les États-Unis ont imposé un tarif supplémentaire de 10 % sur toutes les importations chinoises, et Pékin a riposté. Le Canada, le Mexique et d’autres pays sont aussi visés. Donald Trump est même allé jusqu’à évoquer l’idée de remplacer l’impôt sur le revenu par les droits de douane, comme c’était le cas avant 1913. Désormais, le conflit économique semble inévitable.
Comme l’histoire le suggère, les conséquences d’une telle guerre économique pourraient être étendues et avoir de grosses conséquences pour tous les acteurs impliqués. Déjà, certaines entreprises rapatrient leur production délocalisée de Chine vers les États-Unis en prévision des changements qui se profilent. Et à Bruxelles, à Pékin et ailleurs, on se prépare également à cette éventualité.
L’ère du libre-échange et de la mondialisation relativement sans entraves qui a suivi la Seconde Guerre mondiale semble toucher à sa fin. Face à la montée en puissance de géants économiques tels que les États-Unis, l’Inde et la Chine, et à la consolidation de super-blocs comme l’UE, l’ASEAN et le MERCOSUR, l’avenir pourrait se caractériser par une intensification des échanges régionaux, mais un cadre global plus contraignant. Et cela, dans le meilleur des cas…
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