Elle a bâti un empire de beauté… mais l’Histoire a effacé son nom
Le parcours exceptionnel de Madam CJ Walker

La sagesse populaire conseille souvent de « faire contre mauvaise fortune bon cœur ». Mais lorsque la société vous confronte à l’oppression raciale, à une pauvreté écrasante, à la discrimination de genre et, pour couronner le tout, à la perte de vos cheveux, la vieille ritournelle peut très vite ne plus suffire.
Voici l’histoire de Madam CJ Walker : partie de rien, elle est devenue non seulement la première Afro-Américaine à devenir millionnaire aux États-Unis, mais également la première femme, toutes origines confondues, à avoir atteint le statut de millionnaire par ses propres moyens, selon le Livre Guinness des records.
Née dans une plantation de coton au XIXᵉ siècle, elle a bâti un empire cosmétique révolutionnaire et s’est imposée comme l’une des figures les plus influentes de la haute société new-yorkaise. Découvrez son histoire...
Adaptation française par Aurélie Blain et Laëtitia Lord
Née dans l’adversité

Le 23 décembre 1867, un couple d’anciens esclaves donne le jour à une petite fille dans une plantation de coton près de Delta, en Louisiane. Owen et Minerva Anderson Breedlove la baptisent Sarah. La guerre de Sécession vient tout juste de mettre fin à l’esclavage aux États-Unis et Sarah nait théoriquement libre, contrairement à ses frères et sœurs aînés. Les États du Sud restent marqués par l’hostilité à l’égard des Afro-Américains, où une frange réactionnaire de la population cherche à réaffirmer la suprématie blanche.
La jeunesse de Sarah Breedlove est extrêmement difficile. À l’âge de sept ans, elle perd ses deux parents et part vivre avec sa sœur Louvinia et son beau-frère, Jesse Powell. Tous trois s’installent à Vicksburg, dans le Mississippi, où Sarah trouve un emploi de cueilleuse de coton. Au sein de cette nouvelle famille, elle effectue aussi les tâches ménagères tout en subissant les violences répétées de son beau-frère. Orpheline, pauvre et exploitée, elle n’imagine alors sûrement pas le destin hors du commun qui l’attend.
La Grande migration afro-américaine

À seulement 14 ans, la jeune Sarah cherche désespérément à échapper aux abus de Jesse. Le mariage lui apparait comme sa seule porte de sortie. On sait peu de choses sur l’homme qu’elle épouse alors, un certain Moses McWilliams, dont même l’âge reste inconnu. En 1885, le couple accueille une fille, Lelia, qui deviendra plus tard A’Lelia. Deux ans plus tard à peine, Moses décède, laissant Sarah veuve, orpheline et mère célibataire à seulement 20 ans.
La situation semble désespérée, mais il n’est pas question pour elle de retourner vivre chez sa sœur. Comme tant d’autres Afro-Américains de son époque, Sarah quitte le Sud profond pour tenter sa chance dans le Nord, rejoignant ce que l’Histoire retiendra sous le nom de Grande Migration afro-américaine (voir illustration). Comme des milliers d’autres individus qui fuyaient l’oppression et cherchaient du travail, elle remonte le fleuve Mississippi, cette fois en direction de Saint-Louis, dans le Missouri, où ses frères aînés travaillent comme barbiers.
Repartir sur de bonnes bases

Les rues de Saint-Louis ne sont toutefois pas pavées d’or et Sarah doit gagner sa vie comme blanchisseuse. Elle ne gagne alors que 1,50 $ par jour (l’équivalent d’environ 23 € en 2025) et lutte pour envoyer sa fille Lelia à l’école municipale. Elle y parvient tant bien que mal et suit elle-même des cours du soir quand elle en a les moyens.
Si l’argent fait souvent défaut au sein de sa communauté, la solidarité, elle, est toujours au rendez-vous. Ce réseau d’entraide jouera un rôle déterminant dans l’avenir de Sarah. Au sein de sa congrégation locale de l’Église épiscopale méthodiste africaine (AME), elle côtoie des femmes instruites, parmi lesquelles des enseignantes, qui l’encouragent et lui apportent leur soutien.
Attentive à leurs conseils, elle s’implique, par l’intermédiaire de l’Église, dans un groupe émergent de défense des droits civiques : la National Association for the Advancement of Colored Women (Association nationale pour l’émancipation des femmes de couleur). C’est ainsi qu’elle pose les bases de la philosophie qu’elle va bientôt incarner, centrée sur la sororité entre Afro-Américaines et leur émancipation.
Sa rencontre avec Charles Joseph (CJ) Walker, vendeur de publicités pour le journal St. Louis Clarion, va également contribuer à stabiliser sa situation.
Une opportunité se présente

Dans les années 1890, de nombreux Afro-Américains vivent dans des logements sans eau courante, ce qui rend l’hygiène quotidienne difficile. Le manque de soins favorise la prolifération des poux et des bactéries, en particulier sur le cuir chevelu. Beaucoup de femmes perdent leurs cheveux — Sarah n’échappe pas à ce phénomène. À cela s’ajoute l’indifférence des entreprises dirigées par des Blancs, qui ignorent les besoins spécifiques des populations noires. Aucun produit grand public ne répond alors à leurs problèmes capillaires.
Face à l’inaction des grandes entreprises, les Afro-Américains finissent par prendre les choses en main pour répondre eux-mêmes à leurs besoins. C’est dans ce contexte que Sarah rencontre Annie Turnbo Malone (en photo), une femme d’affaires originaire de l’Illinois récemment installée à Saint-Louis. Annie a fondé Poro, une entreprise spécialisée dans les soins capillaires, et commercialise un produit nommé « Wonderful Hair Grower » (le merveilleux produit pour la pousse des cheveux). Séduite, Sarah adopte la formule et devient rapidement l’une de ses représentantes.
Entre-temps, elle se remarie, mais cette union est de courte durée, son époux étant violent et infidèle. En parallèle, son amitié avec le talentueux et ingénieux CJ Walker perdure.
En route pour Denver avec un dollar en poche

Au tournant du XXᵉ siècle, Sarah puise son inspiration dans les influences multiples qui l’entourent : les enseignements des femmes de son église, l’ingéniosité d’Annie Turnbo Malone et les talents de communicant de C.J. Walker.
En vendant directement les produits capillaires d’Annie à d’autres femmes noires, elle développe ses talents de vendeuse et fait un constat frappant : la demande pour des soins adaptés est immense, tout comme l’envie d’indépendance financière chez ses clientes.
En 1905, pour échapper à la brutalité de son second mari, Sarah s’installe à Denver avec à peine plus d’un dollar en poche. Là-bas, elle rejoint une nouvelle église AME et travaille comme cuisinière chez un pharmacien prospère tout en poursuivant la vente des produits Poro. Avec le soutien de ce pharmacien et les conseils avisés de ses frères barbiers, elle commence à élaborer ses propres formules capillaires.
L’année suivante, C.J. Walker la rejoint à Denver. Ils se marient et Sarah adopte alors le nom sous lequel elle entrera dans l’histoire : Madam C.J. Walker.
Le rêve devenu réalité

On sait aujourd’hui que sa formule était une pommade épaisse à base de soufre, conçue pour traiter les infections du cuir chevelu — à l’image de celle d’Annie Malone. Selon le rêve qui l’aurait inspirée, Sarah devait non seulement utiliser ce produit, mais aussi le vendre. Reste une question : comment vendre un rêve ? C’est là qu’entre en scène son troisième mari, C.J. Walker.
Sarah décide de donner à son produit son nouveau nom de femme mariée, auquel elle ajoute un élégant « Madam ». Madam Walker’s Wonderful Hair Grower évoque non seulement un produit de luxe à la française, mais constitue aussi une réponse directe aux habitudes condescendantes des Blancs, qui appellent trop souvent les Noirs par leur prénom ou un diminutif familier. En parallèle, la marque célèbre fièrement l’héritage africain de sa fondatrice.
Par sa simple existence, cette nouvelle pommade représente une avancée majeure pour les Afro-Américains, mais nous n’en sommes qu’au début de l’aventure.
Le système Walker

Avec le temps, Madam Walker ne se contente plus de vendre un simple soin capillaire : elle développe tout un « système Walker » comprenant des traitements pour le cuir chevelu, des lotions nourrissantes, apaisantes, et même des lisseurs à cheveux. Si la légende lui attribue l’invention du lisseur, elle a en réalité perfectionné un modèle de peigne chauffant déjà existant.
Mais ce qui est véritablement révolutionnaire, c’est son approche commerciale. Animée par une profonde soif de progrès, elle ne cherche pas seulement à combler un vide sur le marché : elle veut transformer la vie de ses clientes.
Elle commence par faire de ces femmes les premières ambassadrices enthousiastes de son produit, les rémunérant pour en vanter les bienfaits auprès de leurs proches, amies et membres de leur communauté religieuse.
Mais cette stratégie dépasse largement le simple cadre commercial. Sarah est pleinement consciente du manque cruel d’opportunités professionnelles pour les Afro-Américaines, le plus souvent cantonnées aux emplois domestiques. Et elle entend changer les choses.
Elle s’appuie aussi sur cette dynamique pour promouvoir « la propreté et la beauté » comme véritables leviers d’émancipation et d’ascension sociale.
Le dollar noir

Madam Walker n’est pas la seule entrepreneuse noire de son temps. Aux côtés d’Annie Turnbo Malone – dont la marque Poro est désormais une concurrente directe – émergent de nombreuses petites entreprises afro-américaines, qui ont souvent vu le jour par pure nécessité.
Des motels aux commerces en passant par les salons de coiffure, les lois Jim Crow imposent alors une stricte ségrégation raciale dans de nombreux domaines. Résultat : pour accéder à ces services, les Afro-Américains n’ont d’autre choix que de les créer eux-mêmes. Ironie du sort, cette exclusion systémique va donner naissance à un véritable essor entrepreneurial au sein de la communauté noire.
Des figures comme Booker T. Washington (en photo) et sa National Negro Business League encouragent l’entrepreneuriat comme levier de progrès pour l’ensemble de la communauté. Et les Afro-Américains répondent avec enthousiasme. Malgré de nombreux obstacles — accès limité aux prêts bancaires, exclusion des circuits commerciaux traditionnels —, on estime qu’entre 10 000 et 40 000 entreprises afro-américaines voient le jour aux États-Unis au tournant du XXᵉ siècle.
Pourtant, la grande majorité reste cantonnée à des emplois subalternes et continue d’être traitée comme une population de seconde zone. Pour Madam Walker, la route vers la réussite et la reconnaissance est encore semée d’embûches.
Un dur labeur

Avant de connaître le succès, Sarah doit travailler d’arrache-pied. Elle sillonne inlassablement le Sud des États-Unis, ville après ville, frappant à toutes les portes pour présenter son produit avec passion, aussi bien dans les foyers que dans les églises.
Son mari la soutient activement : il conçoit des publicités pour la presse et prend en charge les commandes par correspondance. Fort de son expérience dans les médias, il lui enseigne aussi l’art de cultiver des relations avec les rédacteurs et éditeurs de la presse afro-américaine, un atout précieux pour accroître sa notoriété.
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Un recrutement stratégique

Lorsque Madam Walker commence à recruter son propre personnel, elle fait preuve d’un sens aigu des affaires. Elle choisit les personnes les plus compétentes, les encourage à prendre des initiatives et à faire preuve d’autonomie. Elle n’hésite pas à s’entourer de collaborateurs parfois plus instruits qu’elle, dans une démarche délibérée visant à élever le niveau d’excellence de son entreprise.
Cette stratégie porte rapidement ses fruits. Deux ans seulement après le lancement de son activité, Sarah Walker ouvre un centre de formation, le Lelia College of Beauty Culture de Pittsburgh, en Pennsylvanie, dont elle confie rapidement la direction à sa fille. A'Lelia est ici photographiée en 1920, recevant une manucure dans l’un des salons de beauté de sa mère.
Installation à Indianapolis

En 1910, Madam Walker choisit de transférer son entreprise à Indianapolis, dans l’Indiana. La ville présente un double avantage : une communauté afro-américaine dynamique et des liaisons ferroviaires stratégiques qui facilitent la distribution de ses produits à travers tout le pays.
Elle y ouvre un nouveau centre de formation et investit 10 000 dollars en fonds propres, soit environ 300 000 € aujourd’hui, pour fonder la Walker Manufacturing Company et construire une usine ultramoderne pour alimenter sa production.
Business booms

Libérée des contraintes de la production artisanale, l’entreprise connaît une croissance fulgurante. Elle emploie près de 5 000 personnes et génère des bénéfices hebdomadaires d’environ 7 000 dollars — l’équivalent de 216 000 euros aujourd’hui. Mais les visions divergentes de Sarah et de son mari finissent par les éloigner.
Elle lui reproche régulièrement son manque d’ambition, un déséquilibre qui finit par peser lourd sur leur relation. Le couple divorce en 1912, mais la femme d’affaires avisée conserve, bien entendu, le nom de Walker, devenu entre-temps un véritable atout commercial.
Une expansion fulgurante

En 1913, après avoir solidement implanté son entreprise aux États-Unis, Sarah Walker se tourne vers l’international. Elle entame une tournée dans les Caraïbes et en Amérique latine, où elle s’attache à transmettre son message fondamental : faire des soins personnels un levier de fierté, de dignité et d’émancipation pour les communautés noires.
Pendant ce temps, sa fille prend les rênes du centre de Pittsburgh, tandis qu’une équipe de cadres triés sur le volet assure avec rigueur la gestion du siège d’Indianapolis.
Au fil de la croissance de son entreprise, Sarah renforce son engagement philanthropique. Lors de la convention de 1914 de la National Negro Business League fondée par Booker T. Washington, elle déclare : « Je ne me satisfais pas simplement de gagner de l’argent pour moi-même, car je m’efforce de fournir des emplois à des centaines de femmes de ma race ».
En 1919, son réseau compte jusqu’à 25 000 agentes, dont certaines gagnent bien plus que ce qu’elles auraient pu espérer chez n’importe quel autre employeur.
Un nouveau départ à New York

Madam Walker, que les déménagements n’ont jamais effrayée, quitte une nouvelle fois sa ville d’adoption en 1916. Elle s’installe alors à Harlem, à New York, et confie la gestion quotidienne de son entreprise d’Indianapolis à son équipe de confiance.
En photo ici, une rue de Harlem récemment rebaptisée en l’honneur de Sarah et de sa fille.
Villa Lewaro

On peut voir ici sa somptueuse villa de style italien, construite à sa demande à Irvington-on-Hudson par Vertner Tandy, l’un des premiers architectes afro-américains diplômés. Elle la baptise Villa Lewaro — un lieu qui deviendra, quelques années plus tard, un véritable carrefour intellectuel, accueillant des figures emblématiques de la Renaissance de Harlem venues y débattre de littérature, de musique et de politique.
La Villa Lewaro sera classée Monument historique national en 1976, en reconnaissance de son importance pour la culture afro-américaine.
Malgré son engagement, Sarah sait que les défis auxquels sa communauté est confrontée restent immenses. Elle s’y consacre corps et âme, déterminée à faire bouger les lignes.
Activisme politique

En 1917, à East St. Louis, une foule de suprémacistes blancs se livre à un massacre aveugle, tuant une quarantaine d’habitants noirs dans une explosion de violence raciste. Tandis que des milliers d’Afro-Américains fuient la ville, Madam Walker s’engage fermement dans la lutte contre les lynchages.
Elle rejoint une délégation de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) à la Maison-Blanche, pour demander au président Woodrow Wilson une intervention fédérale.
Si leurs démarches n’aboutissent pas à l’adoption d’une loi, Madam Walker fait un don de plus de 135 000 dollars (environ 3 M€ aujourd’hui) à la NAACP, la plus importante contribution jamais reçue par l’organisation à ce jour.
C’est à cette époque que naît sa réputation de philanthrope. Elle apporte son soutien à de nombreuses initiatives, notamment par le financement de bourses d’études destinées aux femmes au Tuskegee Institute, établissement dédié à la formation des enseignants noirs et appuyé par Booker T. Washington jusqu’à son décès en 1915.
Décès et héritage

Madam C.J. Walker ne se serait sans doute pas arrêtée là, si la mort ne l’avait pas emportée prématurément. Elle s’éteint dans sa chère Villa Lewaro le 25 mai 1919, des suites d’une hypertension artérielle. À ce moment-là, son entreprise emploie près de 40 000 personnes, en grande majorité des femmes noires.
Au moment de sa mort, l’entreprise génère près de 600 000 dollars par an, soit l’équivalent d’environ 8,8 millions d’euros aujourd’hui.
Elle lègue un tiers de son patrimoine à sa fille et répartit le reste entre plusieurs organisations caritatives qui lui tiennent à cœur.
Le Walker Building, centre artistique et culturel qu’elle avait commencé à imaginer avant sa mort, ouvre ses portes à Indianapolis en 1927.
Quant à ses produits capillaires, ils ont été commercialisés pendant plusieurs décennies et ont récemment fait l’objet d’une relance par une filiale d’Unilever.
Une place dans l’histoire

Madam C.J. Walker reste aujourd’hui une source d’inspiration, comme en témoigne la mini-série Netflix Self Made, où l’actrice Octavia Spencer prête ses traits à ce personnage hors du commun.
« Je viens des champs de coton du Sud, a-t-elle déclaré un jour. De là, j’ai été promue à la lessive. De là, j’ai été promue à la cuisine. Et de là, je me suis promue moi-même ».
En s’élevant au-delà de sa condition, Sarah Walker a non seulement défendu les intérêts des Afro-Américains, mais aussi laissé une empreinte indélébile dans l’histoire des États-Unis.
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